It's a strange world... [LIBRE]

Fallen Prince

« Est-ce seulement possible qu'un monde soit aussi noir ? »
The Slightly Chipped Full Moon

Si on posait la question à tous les êtres vivants en ce monde, que répondraient-ils ? Si on leur proposait de changer leur passé pour qu'ils aient un avenir, que choisiraient-ils ? Mais réaliseront-ils un jour que la vie n'est qu'un mensonge, que les combats sont vains ? Non. Ils préfèrent s'enterrer dans le mensonge. C'est un si beau mensonge, à vrai dire, on a tellement envie de croire qu'il est possible d'avoir un bel avenir...

Mais cette vie n'est qu'un jeu pour les dieux. Un jeu cruel, où les vivants ne sont que des pions entre les doigts glacés du destin. Des doigts qui finiront toujours, inévitablement, par briser ces pions. Quel son produiront leurs débris heurtant la surface dure de l'échiquier du destin ?

Smile. Que vois-je, sur ta face blême ? Est-ce un sourire, Ciel ? Un sourire si cruel... Penses-tu défier le destin en lui souriant ainsi ?

Mais tu n'es toi-même que son pion, un sombre corbeau, un messager de la mort. Tu l'a réalisé, mais cela n'a pas l'air de te déranger. Est-ce cela ? Non, je devrais commencer par me poser une autre question. Y a t-il, en toi, quelque chose que cela gênerait ? Ou bien n'est-tu plus qu'une coquille vide, un corps brisé de l'intérieur ?

Sans doute. Tu n'a plus aucun espoir en toi, juste de la souffrance qui te pousse à faire souffrir les autres.

Ou peut-être ai-je tort...

Ciel se tenait droit sous la pluie, sa cape noire resserrée autour de son corps. Ses cheveux noirs dégoulinaient d'eau, mais il avait l'air absent. Un peu triste, peut-être. Il gardait les yeux fixés sur une croix en pierre. Une très vieille croix. Le nom de son propriétaire était presque effacé, et recouvert par le lierre qui avait poussé dessus.

"C'est ici..." murmura-t-il d'une voix presque inaudible.

Il tendit une main tremblante et écarta les tiges de lierre. Il lut l'inscription d'une voix éteinte.

"William Stoneheart... Mon fils-bien aimé. Jour et nuit, je prierais toujours pour ton âme prisonnière des ténèbres."

Un père aimant, voilà ce que ses mots signifiaient. William avait un père qui tenait à lui, et pourtant... La main de l'Héritier d'Adrian retomba le long de son corps, comme sans vie. Comme s'il n'était déjà plus qu'un cadavre comme tous ceux gisant dans ce cimetière. Il leva lentement ses yeux ternis vers le ciel gris. Puis il leva le bras. Un corbeau parmi tant d'autre se détacha de ceux perchés sur l'un des arbres squelettiques et vint se poser sur le bras ainsi tendus.

"Shiro... Je te promets que je serais ma propre mort, et lorsque le temps sera venu, tu pourras dévorer mon corps jusqu'à la dernière parcelle de chair. Je sais que tu ne reste à mes côtés que parce que tu attends cet instant."

Sa voix semblait morte. Le corbeau croassa en battant des ailes, et Ciel se retourna vers l'église à moitié démolie. Il ne voyait pas qui se tenait là, dans l'ombre, mais il y avait bel et bien quelqu'un.

"Puis-je savoir qui vous êtes ?"

"Puis-je savoir qui vous êtes ?"

Un tressaillement agita les mains de la jeune femme, et elle ouvrit les yeux. Un peu plus loin, face à une tombe déjà rongée par le temps et ses crocs acérés, se tenait un jeune homme. Grand, cheveux noirs, le regard froid.

Mais que faisait-elle ici, bon sang ?

Il y avait matière à réfléchir. Depuis son entrée à Medalionn, aux côtés de Kina, elle se sentait étrangement attirée par ce coin de la ville, si sombre et lugubre. Un croassement déchira le silence. L'hybride planta son regard vert dans celui de l'inconnu, avança d'un pas dans la lumière. Aussitôt, les gouttes de pluie qui tombaient à verse s'empressèrent de la tremper, faisant dégouliner sur ses mèches dorées des perles translucides aux reflets argentés.

Elle jaugea rapidement celui que la faisait face, son corbeau sur le bras. Les deux faisait bine la paire, et Enya ne put s'empêcher de frémir ; elle n'appréciait pas les carnassiers. Pour elle, seuls les chasseurs, pour qui la traque était ardue, méritaient les proies que leur offrait la nature. Mais il n'en était pas de même pour tout le monde, et ce jeune homme semblait en faire partie.

Son regard dévia vers la tombe près de laquelle il avait semblé se recueillir. La pluie battante et la pénombre engendrée par un temps si mauvais l'empêchait de voir ce qui pouvait être gravé dessus. Quand à savoir ce qui y était écrit, elle laissait ça aux lettrés, privilégié d'un monde sombre et obscur.

Les oiseaux d'encre perché sur l'arbre tout proche s'ébrouaient avec force croassements, visiblement gêné par la pluie. L'atmosphère était parfaite, pourtant. Ciel sombre, pluie battante, cimetière et inconnu.

Le tableau était bien menaçant. Un instant, Enya songea à faire volte-face, et à quitter ce lieu comme si elle n'avait jamais rencontré l'inconnu. Mais le sang des chasseurs loups qui coulait dans ses veines l'en dissuada. Elle était fière et forte,. Elle resterait.

Pour le moment, pas question de lui répondre. Peut-être cet inconnu représentait-il une menace ? Malgré la figure froide qu'il arborait, la jeune femme ne put s'empêcher de lui reconnaître un certain charme. Elle barricada cette pensée aux fins fonds de son âme dès qu'elle lui effleura l'esprit. Et puis quoi encore ?

Ses yeux vrillèrent de nouveau vers lui, cette fois, croisant hardiment son regard glacé. Qui était-il ?

Fallen Prince

Lorsqu'il lui posa la question, la jeune femme ouvrit les yeux. Des yeux verts, brillants, comme une feuille de menthe aquatique emprisonnée dans la glace hivernale. Elle était gracieuse, toute en finesse. Sa peau avait la diaphanéité et la pâleur de la neige, sa chevelure la blondeur d'un champ de blés. Elle était relativement abritée de la pluie grâce à l'abri de la cathédrale sombre, mais elle fit un pas en avant vers Ciel. Recule, aurait-il dû lui dire. Écarte-toi de moi, ne me regarde pas, je n'ai pas passée cette armure qui me protège de vos regards à tous. Allons, Ciel, reprends-toi. Tu restes toujours le Seigneur de la Nuit, peu importe l'heure, peu importe le lieu. Oui, calme-toi mon coeur, calme-toi mon sang, quant à mon visage, reste aussi froid que le marbre.

La jeune femme était trempée, à présent, par les larmes que le ciel couleur linceul versait en cette triste fin d'après-midi. Elle regarda la tombe, puis planta son regard brillant dans les ténèbres abyssales de celui de Ciel. Il affichait un visage sans émotions. Neutre ? Non, ce n'était pas non plus neutre. Il émanait de lui une tristesse qu'il ne ressentait pas.

"Excusez-moi, je manque à la politesse. Il ne sied guère à un être de demander à un autre de décliner son identité sans s'être présenté en premier, mais vous m'avez surpris. Pardonnez-moi, donc. Je me nomme Ciel."

Il tourna les yeux vers l'oiseau messager de la mort qui restait sur son épaule, ses yeux cruellement intelligents tournés vers l'inconnue, les plumes humides.

"Et cet oiseau a pour nom Shiro. Remarquez l'ironie, presque l'oxymore, Shiro signifie blanc en japonais. J'aime bien les corbeaux, ils sont nécessaires à ce monde en tant que nettoyeur de cadavres. On dit souvent qu'il apporte la mort, je serais plutôt d'avis qu'ils ne font que la suivre pour tenter de l'occulter. N'est-ce pas se rebeller contre elle que de manger les cadavres, ses victimes ? Mais passons, je m'égare."

Ciel soupira dignement, exhalant un nuage de buée. Tiens, c'était amusant, on aurais dit un pâle fantôme. Comique au milieu d'un cimetière, n'est-ce pas ? Un fantôme, oui, mais de quoi ? De l'amour d'un père ? C'était cela pour Ciel. Pour l'inconnue, c'était peut-être autre chose, le spectre d'un souvenir différent mais semblable du point de vue de la douleur...

"Et que faites-vous donc dans un tel lieu, alors qu'il pleut ? N'avez-vous aucun endroit où aller ?"

Sous les nuages sombres...
Les cygnes sans ailes dans mon âme.

Mon cri dans la nuit,
Pour les étoiles isolées
Ne me rendra pas fou...

Mon âme sombre sans ailes...
Son cri isolé me rendra fou

Tout cela semble trop loin
Le ciel si profond
S'étend à l'infini...

"Excusez-moi, je manque à la politesse. Il ne sied guère à un être de demander à un autre de décliner son identité sans s'être présenté en premier, mais vous m'avez surpris. Pardonnez-moi, donc. Je me nomme Ciel."

"Et cet oiseau a pour nom Shiro. Remarquez l'ironie, presque l'oxymore, Shiro signifie blanc en japonais. J'aime bien les corbeaux, ils sont nécessaires à ce monde en tant que nettoyeur de cadavres. On dit souvent qu'il apporte la mort, je serais plutôt d'avis qu'ils ne font que la suivre pour tenter de l'occulter. N'est-ce pas se rebeller contre elle que de manger les cadavres, ses victimes ? Mais passons, je m'égare."

"Et que faites-vous donc dans un tel lieu, alors qu'il pleut ? N'avez-vous aucun endroit où aller ?"

"Je peux aller à tant d'endroit qu'il m'est impossible d'en définir un. Non, je ne suis pas perdue. Je suis ici car..."

"... car j'ai su que je devais m'y rendre. Et vous ?"

Fallen Prince

Elle cherchait son regard...
Somnus Nemoris

Le regard si clair de la jeune femme se faisait insistant, inquisiteur, glissait le long de son visage en effleurant sa peau glacée, enfin atteignait ses yeux et lui donnait envie de les fermer pour lui échapper. Se réfugier dans les ténèbres face à ce contact visuel presque physique. Pauvre petite chose. Mais de qui parle-t-on en ces termes ? De l'inconnue ou du Prince Déchu ? De cette libellule éphémère ou de celui qui restait dignement drapé dans une solitude qui blessait son coeur ?

Peut-être des deux, après tout.

Les yeux sont les fenêtres de l'âme. Si elle s'obstinait, la jeune femme allait être en mesure de lire son âme. Ciel sentait ses incertitudes à son propos, elles le brûlaient cruellement. Se réfugier quelque part, échapper à ce regard, telle était l'unique pensée qui l'habitait à présent. Les ténèbres seraient son refuge. Jamais elles ne l'avaient trahi.

Son regard se fit vide au fur et à mesure qu'il enfermait ses pensées derrière une muraille protectrice. A l'abri derrière cette armure mentale, il reprit son souffle. Maudite inconnue, qui l'avait surpris alors qu'il avait baissé sa garde, et qui en avait profité pour le blesser de ses prunelles incandescentes ! Était-ce donc si condamnable de vouloir se reposer, récupérer après avoir tant lutté pour demeurer inébranlable ? Cherchait-on réellement sans cesse à l'affaiblir, à lui faire du mal ?

Vous êtes bien tous comme mon père...

Il faisait froid, dans le cimetière. La pluie avait rafraîchi l'air ambiant - la température devait avoisiner les 1°C, guère plus. Peut-être même moins, à vrai dire. Mais cette froideur n'égalait pas celle du coeur et de l'âme de Ciel.

Et nocte perpetua
Tellus dormit
Et liberi ingem faciunt
Numquam extinguunt.

"Je peux aller à tant d'endroit qu'il m'est impossible d'en définir un. Non, je ne suis pas perdue. Je suis ici car... car j'ai su que je devais m'y rendre. Et vous ?"

Libre. Se croyait-elle réellement libre ? Ou n'était-ce là qu'une illusion chère à son coeur, qu'elle entretenait de toute sa flamme ?

Ciel fit claquer sa cape pour se défaire des gouttes d'eau qui la constellait, faisant s'envoler Shiro qui resta en vol autour de lui. Ses yeux caressèrent une dernière fois la tombe avant de se tourner vers la jeune femme.

"Il pleut vraiment beaucoup. La cathédrale est certes en piteux état, mais nous y serons tout de même plus à l'aise pour continuer cette discussion, mademoiselle. Je vous propose donc de nous y rendre."

Un pas. Deux pas. Trois pas. Ou quatre, il ne comptait plus. N'avait pas compté. Il s'arrêta juste après avoir dépassé la jeune femme, attendant qu'elle se retourne et qu'ils le suivent. Ces deux iris brûlants.

Contre elle ?